Allons-nous lire ou relire nos classiques ?

Google vient d'ouvrir 500.000 ouvrages, libres de droit, à la tablette de lecture Sony, mais ce n'est qu'un tout premier arrivage. L'idée est de faire pression indirectement sur Amazon pour que la compagnie ouvre son Kindle a un format de standard industriel pour les livres électroniques qui se nomme ePub. Format ouvert qui semble être en voie d'acceptation par l'ensemble des fabricants de tablette de lecture sauf chez Amazon.
Il est compréhensible qu'Amazon désire contrôler totalement l'apparence du produit qui est délivré par l'intermédiaire de sa propre boutique en obligeant l'utilisateur a vivre sous son format propriétaire ; mais ce combat semble perdu d'avance, ceci pour plusieurs raisons :
  1. Comment Amazon pourra ignorer à terme une plateforme Google ouverte proposant des millions de titres d'ouvrages tombés dans le domaine public, surtout qu'elle n'aura pas d'offre de substitution équivalente ?

  2. L'ePub étant bien parti pour devenir un standard de l'édition électronique, les détenteurs d'un Kindle ne pourront pas accéder directement aux offres d'ouvrages qui se multiplieront en ligne sous ce format. Citons uniquement pour exemple la production de rapports administratifs. Il leur faudra passer par Amazon pour la conversion du format de ces ouvrages, avec paiement si le procédé est directement renvoyé sur le Kindle, gratuitement si c'est par e-mail, charge à l'utilisateur a sauver la pièce jointe puis après de la transmettre par USB sur son Kindle.

  3. Les titres vendus par Amazon pour Kindle ne sont pas viables à l'échange ni à la transmission sur Internet, et il n'existe aucune garantie sur leur conservation et la possibilité de les lire dans l'avenir, si Amazon décide de changer de technologie ou si tout simplement sur un accident industriel ou autre mésaventure, l'entreprise doit fermer ses portes. 
[Le dernier point est très important - si seulement Eolas pouvait faire un article dessus - les livres électroniques ne vous sont pas "vendus", vous n'en n'êtes pas les réels propriétaires, c'est comme pour un logiciel, une licence d'utilisation sous certaines conditions vous est accordée. Vous ne pouvez pas, contrairement à l'ancien support papier du livre, le céder à une autre personne ou le transmettre à vos descendants, parfois même, d'une plateforme Kindle sur l'autre, si Amazon décide de changer de technologie, vous pourrez en toute légalité être contraints de racheter l'ensemble de votre librairie si vous décidez d'acheter une future version du Kindle. Mais ne vous inquiétez pas, outre mesure, même si les titres étaient liés à votre ancienne machine, Amazon vous fera un prix d'ami.]
Reprenons le fil, Google annonce 500.000 ouvrages et beaucoup plus à venir, un jour, en téléchargement ouvert.
Pour l'instant, le projet Gutenberg en dispose de 20.000. 
Le projet Gallica annonce autour de 185.000 documents en mode texte mais combien seront exploitables pour les tablettes de lecture ? La Bibliothèque Nationale de France osera-t-elle affronter les risques juridiques face aux éditeurs français, alors qu'elle a déjà connu des négociations extrêmement serrées dans le passé, pour avoir le droit de laisser ses lecteurs consulter des oeuvres numérisées uniquement sur son intranet ? 
Google (l'Information Technology aux semelles de vent) semble avoir gagné donc. 
Et, fait rare, la qualité est bien là.
Soit... après que nous ayons massivement oublié d'écrire dans le monde audio-visuel que l'on nous promettait il y a 20 ans, puis repris l'écriture grâce à l'irruption du Web et du courrier électronique, allons-nous lire ou relire nos classiques ?
Lorsque Google enverra sa déferlante en langue française, allons-nous nous pincer le nez, le gouvernement filtrera-t-il l'adresse de téléchargement au nom d'une concurrence déloyale qui mettrait en péril nos braves éditeurs, ou prendrons nous plaisir à l'instrospection de nos classiques ?
Il suffit d'imaginer la crème des siècles en téléchargement libre face à nos auteurs actuels. Je l'avoue, pour l'instant, le combat est inégal, le style de Balzac ne pouvant soutenir la comparaison avec celui de Yann Moix ou celui de Beigbeder, ces derniers restant au niveau de l'accessibilité plus fédérateurs.
Je crois que nous resterons quand même focalisés sur la production actuelle, même si avec l'offre Google quelques blogs de passionnés n'oublieront pas de produire de bonnes critiques d'oeuvres à demi oubliées. Je conseillerais pour ma part la lecture d'Adolphe de Benjamin Constant.
Mais, si nous y prenions goût ? si certains d'entre nous redécouvraient le plaisir du mot juste, de la phrase équilibrée, des questions essentielles qui traversent l'histoire de l'humanité ? Si nous nous mettions à regarder notre époque et nos élites avec la même fausse candeur empruntée aux Provinciales ?
Je n'ose imaginer pareille perversion qui amènerait certains d'entre nous à se poser des questions, pire, à devenir comme ces blogueurs, des gens doués d'esprit critique.
Un rapport intéressant à lire est celui de Guaymar rendu pour le Ministère de la Culture, où cette peur de l'offre globale électronique, qui est en fait l'exemple d'une liberté opposée à des intérêts particuliers, transpire dans les extraits qui suivent.
"Les éditeurs sont également concernés par le risque de désintermédiation et de voir certains auteurs, reconnus ou non, être tentés de s’adresser directement à leurs lecteurs ou de contracter avec de nouveaux opérateurs issus de la téléphonie ou de l’informatique."

Pourquoi seulement des opérateurs ? Un exemple simple, pour rire, n'importe quelle société de sportswear pourrait très bien organiser, comme opération marketing, des cercles d'écriture en banlieue pour dénicher une bonne dizaine de talents et les faire publier en ligne.
Pourquoi le blogueur aurait-il le doit de proposer en ligne, par téléchargement payant, son dernier livre ? Pourquoi l'auteur en manque de relations ou de famille, aurait-il le droit de faire preuve d'insolence ultime envers le système en s'autopubliant ?
"Enfin, les auteurs eux-mêmes sont fragilisés par ce double risque qui entraîne à plus ou moins long terme l’absence de repères pour le public, et privilégie un monde où tout à chacun peut se dire écrivain."

Cela ne doit pas étonner, le public, qui n'est pas capable de reconnaître le bon grain de l'ivraie, qui a besoin de repères, de prescripteurs, de nounous (et qu'il ne s'imagine même pas qu'il puisse être écrivain), mais réfléchissons, qui oserait dire que le public aurait tort de trouver pitance dans la longue traîne des siècles passés ?
Et puis où voyez-vous des auteurs fragilisés ? Cervantes est-il fragilisé par Marc Levy ? Goethe par Anna Gavalda ? Rabelais par Bernard Werber ?
"S’agissant de la préservation de l’intégrité de l’oeuvre, il conviendra d’être particulièrement vigilant face aux possibilités infinies qu’offre le numérique et aux risques d’altérations, de modifications ou de manipulations qui sont ainsi être facilitées."
En effet, le copyright le plus absolu doit-être la seule norme : il n'existe pas d'autres licences sous lesquelles l'auteur désirerait par écologie intellectuelle se faire publier ? Devrions-nous obliger les différents auteurs à ne pas avoir le choix de la licence en matière de publication de leurs propres oeuvre ? A l'évidence, la licence doit rester une décision industrielle, car elle seule à le pouvoir d'enfermer le couple utilisateur/éditeur dans une relation commerciale. Et ne l'oublions pas, dans un mode numérique, beaucoup plus à l'avantage de l'éditeur ou du diffuseur puisque ce dernier ne vous laisse pas même le droit de possession d'un exemplaire de l'oeuvre, s'il le désire.
"Il est également probable que de nouveaux intermédiaires, actuellement étrangers à l'économie du livre, prennent des positions dans la chaîne du livre numérique, comme le développement de la politique de numérisation de Google peut le laisser penser."
Voilà ce qui est craint par la profession, nos bons ouvrages tombés dans le domaine public, mis à jour avec la terrible efficacité technologique de Google, soit des dizaines de milliers d'heures de lecture ou d'évasion hors des circuits qui faisaient vivre la profession.
Alors, quelle solution va-t-on proposer pour sauver le monde de l'édition, une taxe sur les tablettes de lecture et les mémoires flash,  ou un pourcentage sur le chiffre d'affaires des fournisseurs d'accès et telcos, ou les deux ? L'imagination est au pouvoir comme chacun sait...

Commentaires