La presse française ne comprend pas Google

Une histoire personnelle pour commencer.

Novembre 1990, mes pérégrinations d'étudiant d'école de gestion en affaires internationales me font poser le pied à Tokyo. J'assiste, un soir, à un débat organisé à l'Institut Français du Japon sur les rapports entre les politiques et la presse au Japon et en France.
Pour l'occasion, sur scène, un parlementaire japonais, un journaliste politique de la principale enseigne de la presse japonaise le Yomiuri Shimbun, et venant de France, surement gêné par l'inconfort ou le jet lag d'un aller-retour Paris-Tokyo en go-fast, le très prometteur, à l'époque, et incisif Eric le Boucher du Monde.

Le débat s'engage, très policé, et un peu ronronnant dans la description du modèle de relation politique-journaliste par les deux intervenants nippons, rien de vraiment passionnant. Lorsqu'Eric le Boucher, légèrement agacé par la tournure des évènements, prêt à mettre en bon français le coup de pied de l'âne, décide de lever le voile et de passer au vitriol cette description molle de ce qui se passe au Japon. Il est assez entendu que, pour lui, le comportement d'un journaliste japonais est soumis par rapport au personnel politique existant, car il dépend pour sa pitance d'un des clubs parlementaires politiques qui lui livre son lot quotidien d'informations et d'éclairages. Eric le Boucher de conclure qu'en comparaison du journaliste français, le travail du reporter nippon laisse à désirer en punch ou, disons le net, en distance démocratique.
Gros silence... lorsqu'une main se lève, l'envoyé spécial, de fraîche date, de TF1 à Tokyo en remet une couche, non pour poser une question mais pour conforter l'analyse d'Eric le Boucher, allant même jusqu'à dire que, sur place, ses confrères japonais ne jouaient pas le jeu, en ne livrant justement pas leurs informations à leurs confrères étrangers, participant volontairement au maintien d'une véritable OPA concurrentielle sur la scène politique parlementaire et gouvernementale.
De mon siège, je commence à deviner, depuis quelques mois sur les sols asiatiques, qu'en mettant aussi élégamment les pieds dans le plat, Eric le Boucher et son confrère envoyé spécial, viennent de faire perdre la face au journaliste japonais qui ne pourra se relever de cet uppercut qui vient de rompre la plus élémentaire des courtoisies, au pays du Soleil levant.

Quelques questions diverses et ennuyeuses s'enchaînent, le journaliste japonais est au comble de la rougeur faciale et du découragement, le débat se traîne. Lorsque le parlementaire, qui a très bien compris ce qui s'était passé, et a laissé s'échapper quelques dizaines de minutes pour intervenir à la meilleure occasion dans le plus grand calme, reprend la parole pour siffler la fin de la récré. Il commence par citer Le Monde comme une référence intellectuelle mondiale, très appréciée par le personnel politique et administratif de maints pays, que lui-même le lit avec plaisir à l'occasion, mais que manifestement on avait loupé jusqu'ici un élément important d'appréciation dans le débat qui visait à comparer presse française et nipponne.
L'argument est simple, le Monde est un journal sympathique qui navigue dans un tirage moyen bien en dessous du million et qui ne l'atteint qu'exceptionnellement, le Yomiuri Shimbun, en revanche, sert quotidiennement un lectorat de plus d'une dizaine de millions avec des pointes à quinze ; donc, étant donné l'impact populaire et la différence de taille industrielle entre les deux marques, il est compréhensible que le tout aussi sympathique Eric le Boucher puisse se permettre de jouir d'une certaine liberté d'interprétation et d'écriture, alors qu'un journaliste du Yomiuri est tenu par un plus grand respect professionnel en exactitude du reporting.

Le coup d'assommoir au bon moment, en-dessous la ceinture, repartez avec vos billes et n'y revenez plus. Eric le Boucher a baissé la tête et a du se demander ce qu'il allait manger pour le lendemain au petit déjeuner à l'Hôtel avant de reprendre l'avion pour Paris.

Cette histoire serait amusante, si ces vidéos récentes du clash entre des représentants de la presse française et Google n'étaient pas apparues sur le Web avec des commentaires désobligeants sur le géant américain, qui pourraient être encore analysés et compris (si l'on ne connaissait pas cette capacité à la non-négociation française) comme de la pure xénophobie à l'encontre des américains.

La vérité est pourtant dure à dire, les médias français... quel poids financier , quelle capacité de négociation au regard de leurs confrères mondiaux et particulièrement anglo-saxons ?
Pourquoi depuis les saillies de Rupert Murdoch, qui de toute façon a les moyens financiers d'entraîner ses titres de presse dans une aventure sans Google pour voir, la presse française entonne-t-elle ainsi le chant du coq sans se poser les questions suivantes :
  1. de la qualité inexistante en comparaison avec des titres de la presse britannique comme The Economist ou le Financial Times
  2. des réels objectifs du jeu stratégique de Murdoch (affaiblir et tuer des titres concurrents en les attirant dans une aventure insoutenable, qui sait ?)
  3. de qui paiera l'ardoise de non-négociations avec Google et de la politique de la bravade sinon les mêmes français, assujettis sociaux.

En attendant, on continuera d'entendre tout et n'importe quoi à propos de la crise de la presse en France et sûrement pas des remises en question sur la proposition d'évolution des contenus.
Pour mes lecteurs, en guise de point de départ de réflexion, un billet intéressant d'Umair Haque [en] qui tente de savoir par quelle extrémité sur l'Internet il faut prendre le lectorat : high end ou low end ?

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